On doit au vétérinaire, écrivain et poète Birago Diop la phrase suivante : « Quand la mémoire va chercher du bois, elle ramène le fagot qu’il lui plaît. » Cette assertion est d’autant plus véridique quand il s’agit d’écrit, que ce soit sous la forme de biographie ou de « bilan d’étape ». Rares sont les ouvrages autobiographiques, surtout lorsqu’ils viennent d’hommes politiques ou de personnages publics, qui ne créent de polémiques à leur parution, tant l’intention qui sous-tend leur production est empreinte de biais cognitifs.
Le livre du président Macky Sall, « L’Afrique au coeur », ne fait pas exception à cette règle. Surtout qu’à notre époque friande de storytelling et de portraits « retouchés », se raconter ou se montrer se fait toujours au travers des filtres embellissants. Je ne pouvais donc pas, raisonnablement, à la fin de la lecture de la publication de l’ancien président, lui faire un quelconque reproche allant dans ce sens.
Je ne saurais, ainsi, lui reprocher de mettre en exergue ce fameux bilan infrastructurel, bien qu’il suscite en moi deux interrogations majeures :
- D’abord sur le coût réel de toutes ces réalisations – pour moi qui ai dirigé une entreprise de BTP pendant vingt-cinq ans – que je sais très éloigné des montants énoncés. Surtout lorsque l’on sait que nous sommes ici dans un environnement propice à des surfacturations sur fond de commissions et de rétrocommissions. Ce qui constitue, d’ailleurs, une problématique récurrente depuis la première alternance politique au début du millénaire.
- Ensuite sur l’impact des ouvrages sortis de terre sur la marche du pays vers « l’émergence », quand on sait que les routes n’ont pas réglé le problème du transport, ni les hôpitaux le problème de la santé, ni les établissements scolaires le problème de l’éducation. De même que la multiplication de la puissance du réseau électrique n’a pas réduit le coût de l’électricité. Le seul bilan qui vaille la peine d’être célébré est celui d’usagers, de patients, d’élèves, d’étudiants, de professeurs et de consommateurs satisfaits. Ce qui, de toute évidence, est loin d’être le cas. Et je ne parle même pas d’infrastructures irrationnelles telles que le TER et le BRT, ou encore de la « ville Potemkine » de Diamniadio.
Je lui concéderai donc cette dissonance cognitive fréquente chez les politiciens qui fait qu’ils feront toujours semblant de croire que des populations – un électorat – peu reconnaissantes les ont sanctionnés à tort malgré le travail exceptionnel qu’ils ont eu à abattre.
Je ne serai, non plus, très critique vis-à-vis de cette candeur, aux allures de servitude volontaire, qui transparait dans les cent trente pages où le président Sall évoque la géopolitique. À la lecture de ces chapitres, me revinrent à l’esprit ces mots de l’immense professeur Cheikh Anta Diop, à l’endroit d’étudiants nigériens lors d’une conférence à Niamey en 1984 : « Je pense que le mal que l’occupant nous a fait n’est pas encore guéri… L’aliénation culturelle finit par être partie intégrante de notre substance, de notre âme, et quand l’on croit s’en être débarrassé, on ne l’a pas encore fait complètement… C’est un peu ce qui est arrivé à l’intelligentsia africaine parce que toutes les questions que vous m’avez posées reviennent à une seule : Quand estce que les Blancs vous reconnaîtront-ils ? Parce que la vérité sonne blanche ! »1
Tout au long de cette centaine de page, l’unique questionnement est celui-ci : Quand est-ce que l’Occident prendra l’Afrique au sérieux, la respectera et traitera avec elle d’égal à égal ? Mais la réponse nous vient toujours de l’auguste savant sénégalais, réponse qui, quarante ans après sonne comme une sentence irrévocable : « Mais les appuis que vous cherchez, vous ne les aurez pas parce que c’est un monde, c’est un univers d’idéologues que vous aurez en face de vous. »2 Sans pour autant être bien à l’aise avec le fait que l’ancien Chef d’État, à l’instar de nombre de ses pairs, ne soit pas encore revenu des ses illusions, je peux néanmoins le lui concéder.
Ce que, par contre, je trouve inexplicable et inacceptable, c’est la légèreté et la désinvolture avec lesquelles le président Macky Sall a abordé les émeutes qui ont eu lieu au Sénégal entre 2021 et 2024, et qui ont fait plus de quatre-vingts morts. Vingtquatre lignes, réparties entre les pages 54 et 55 lui ont suffit pour évacuer le problème, concluant le chapitre 6 par ces mots : « Devant cette violence gratuite, l’État devait rester debout. Je l’ai assumé. Sinon, le Sénégal figurerait aujourd’hui parmi les pays faillis. Il est de notoriété publique qu’il y a eu des ingérences étrangères massives avec des courants d’extrême gauche et des mouvements radicaux fréristes. Ils cherchaient à déstabiliser le Sénégal et sans doute au-delà : je ne suis pas loin de penser aujourd’hui, avec le recul, que ces actions insurrectionnelles faisaient partie d’un plan visant à fragiliser tout l’Ouest africain. »
Est-ce avec cet argumentaire qu’il compte justifier la violence étatique la plus meurtrière envers des civils désarmés de l’histoire de notre République ? Comment quelqu’un qui a été la plus haute autorité du pays peut-il dire « il est de notoriété publique » au lieu de nous apporter des preuves tangibles ? Où sont donc ces étrangers de courant d’extrême gauche ainsi que ces membres des « frères musulmans »? Étant donné que la menace salafiste s’est subitement transformée en menace « frériste » dans le discours mainstream venant de l’Hexagone.
Ce discours n’est pas sans rappeler celui du président Senghor à la suite de la tuerie du 1er décembre 1963, sur le boulevard du Centenaire, qui avait fait quarante morts officiellement reconnus et deux cent cinquante blessés; il disait, en répondant à la question du journaliste français qui lui faisait remarquer que cela devait être une décision grave que celle de donner l’ordre de tirer sur une foule de manifestants : « J’aurais pu vous retourner la question et vous dire, demandez cela à l’opposition qui a commencé par faire tirer sur le service d’ordre. Le service d’ordre avait des instructions pour ne tirer qu’en cas de dernière extrémité, que s’il était en état de légitime défense, et c’est ce qui s’est produit. Les manifestants, dont la plupart n’étaient pas des Sénégalais, ont tiré sur le service d’ordre qui, après des sommations, a été obligé de riposter »3.
N’est-il pas étrange d’avoir les mêmes éléments de langage à plus de soixante ans d’écart ? En tout état de cause, je suis personnellement de ceux qui croient que l’exercice du monopole de la violence légitime doit être proportionnel à la menace, et que des fusils d’assaut n’ont rien à faire dans une manifestation de civils armés de pierres et de bâtons. Un M164, qui a une portée de 1 500 mètres, est létal jusqu’à 800 mètres.
Il faudrait dès lors que l’on opère cette rupture systémique qui fera qu’aucun homme politique n’osera plus « assumer » la mort de près d’une centaine de ses concitoyens pour ensuite vouloir se présenter au monde comme un leader providentiel.
Alors non, monsieur le président, je ne pourrai jamais comprendre qu’un moment aussi grave de l’histoire de notre Nation ne fasse dans votre livre qu’une page sur deux cent seize !
Alioune NDIAYE, MBA, DBAc
Conseiller Spécial du Président de la République